Love&imagine
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« le: 22 Janvier 2011 à 19:08:22 » |
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Mardi 9h :
« Ben ma ptite dame, vous êtes pas prête ? Faut y aller, là ! » ben nan, je suis pas prête. Je pensais que, comme tous les rendez-vous médicaux que j’ai eus ces 7 derniers mois, celui-ci ne dérogerait pas à la règle du minimum-¼ d’heure-de-retard –donc-jme-stresse-pas-j’y-vais-cool-Raoul. Raté. Moi qui voulais profiter encore un peu de ces instants de tranquillité avec mon mari venu me rejoindre quelques minutes plus tôt.
J’avais passé la nuit dans une grande chambre double, le lit voisin était vide. La fatigue psychologique et les insomnies des nuits précédentes avaient eu raison de moi ; j’ai pû dormir quelques heures. J’enfile donc la tenue officielle pour la cérémonie de remise de mes Caesar : une charlotte nature sur la tête, une superbe blouse d’un blanc immaculé avec un décolleté dorsal vertigineux qui laisse apparaître une culotte-filet-de pêche en maille ajourée, et enfin de magnifiques bas de contention couleur chair achetés 72heures plus tôt spécialement pour l’évènement. So glam, so sexy. C’est parti pour la ballade en brancard-limousine : couloir_couloir_virage_dos d’âne dans le couloir_ascenseur.
« Bon ben on y est, nous, on descend. -Et je peux descendre aussi ? -Ah non monsieur ! Vous, vous devez rester là ! »
Je vois dans ses yeux bleu comme une légère appréhension. L’envie que quelque chose arrive, avec le vague pressentiment que tout va changer. Il n’imagine pas encore à quel point . S’ensuit un court mais tendre baiser. Je t’aime, me sussure-t-il. Moi aussi je t’aime. Etage inférieur : on continue la ballade couloir_couloir_salle officielle.
Mardi 9h30 :
L’ambiance en salle d’op est quasi-joviale : au moins une dizaine de personnes s’affaire autour de moi. Normal, à cet instant précis, c’est moi la star ! Wouah, des jumeaux ! Pourtant on dirait pas, vous avez pas trop pris (euh… il se fout de ma gueule ouvertement lui ou je me trompe ?). Rassurez-vous, ça va aller. Vous êtes entre de bonnes mains (j’espère bien ). Vient l’heure de la rachi-truc-truc. On est obligés ? Ben oui, c’est mieux. Bon d’accord. Faites le dos rond, savez, comme les chats. Ben non. Même pendant les cours de préparation à l’accouchement, j’y arrivais pas, à miauler. Navrée. Finalement, je l’ai presque pas sentie, la piqûre !
Mardi 9h45 :
Je reconnais ce visage familier. Il y a les hommes qui murmurent aux oreilles des équidés. Et il y a les femmes qui apportent la délivrance aux mères. C’est la maîtresse de cérémonie. Elle ressemble… à marraine la bonne fée ! Celle qui fera de moi une mère se veut terriblement maternante. « Alors ma douce ? Ca va ? on y est, là. Fin prête ? » Mmhh…la énième fois qu’elle me pose la question… la énième fois que je lui réponds que non, jsuis pas encore prête, je voulais tellement arriver à 8mois de grossesse, et je voulais tellement accoucher par voie basse… Rien à faire, elle ne m’écoute pas. Tiens, ça me chatouille-gratouille. Ou plutôt on dirait que quelqu’un me pince très fort. Ni agréable, ni douloureux.
Même s’il n’a rien à voir avec notre histoire, j’ai une pensée pour Jules : Ave, César. Celles qui vont souffrir et s’en rappeler toute leur vie te saluent.
Mardi 10h05 :
Des pleurs. C’est Arthur. A partir de cet instant, je ne vais pas cesser de pleurer. Sans pouvoir m’arrêter. Pendant des heures. Je n’ai plus le contrôle des vannes lacrymales. Un tsunami émotionnel incomparable. Un raz-de-marée incommensurable. Je le vois, il est beau, il est tout petit mon petit, on le pose sur moi. Je voudrais que la trotteuse cesse de trotter. Je voudrais fermer les yeux. Mais on m’a prévenue. Je sais la préciosité de l’instant et on va me le dérober. Bonjour Arthur. Ca va aller, maman est là.
Mardi 10h06 :
Des pleurs. C’est Victor. Entre mes larmes, je l’aperçois. Il est…encore plus petit. Ce sont ses bras ?ah…mon Dieu. Ce sont ses jambes… il est minuscule, et plein de sang. J’ai peur. Je pleure encore plus. Comment les mamans qui ont eu des prématurés peuvent-elles ne pas se sentir coupables, c’est impossible. C’est ma faute, je n’ai pas réussi à le garder. La réalité me rappelle très vite. On le pose sur ma poitrine. J’ose à peine l’effleurer, j’ai peur de le blesser. Bonjour mon petit Victor. Tout ira bien, maman est là.
Mardi de 10h07 jusque dans l’après-midi :
Je suis complètement droguée, c’est tellement bon cette béatitude. Je pleure et je souris à la vie, complètement hébétée. Je suis shootée et c’est trop bon…Mais comme toutes les drogues, à l’euphorie succède la chute. La mienne est un enfer qu’ont dû connaître d’autres femmes césarisées…Des complications qu’on préfère oublier.
Mardi 16h00 :
Je suis toujours en salle de réveil, et sors lentement de ma torpeur. On va vous remonter madame. Me remonter ? Où ça ? Ah oui, c’est vrai. On m’a accouché. J’ai hâte de voir mes deux garçons, pouvoir les admirer, les embrasser. Voir la fierté de leur papa aussi. Quoi ? Me retirer ma couverture de survie chauffante ? Bon d’accord. Dehors, la température avoisine les 30 degrés Celsius. Je ne devrais plus avoir froid. Ma limo avec chauffeurs est avancée, on quitte la salle officielle. Couloir_couloir_ascenseur_dos d’âne dans le couloir_je reconnais le trajet, on l’a fait ce matin en sens inverse_couloir_couloir.
« Bonjour monsieur ? on se connaît, il me semble ? » Le timide sourire crispé qu’il esquissait tant bien que mal disparaît subitement et il est devenu blême, livide. « Bonjour mon cœur » lui dis-je, pour le rassurer. Et là, il s’effondre sur moi, en larmes, épuisé par l’attente solitaire de la journée et rompu par le scénario morbide que son cerveau avait commencé à tramer car personne ne l’avait informé de la teneur des évènements. L’espace d’un instant, il a vraiment crû que je ne le reconnaissais pas. Ah, je n’ai aucun sens de l’humour, pensais-je à cet instant.
Mardi 17h00 :
Qu’est-ce qui m’a fait le plus mal ? Est-ce lorsque les quatre infirmières ont tenté de me sortir de mon brancard-limousine pour me déplacer jusqu’à mon lit et que ce déplacement fut insupportable pour moi ? C’est vrai que la distance peut paraître énorme…50 centimètres. Mais vous êtes sûrs que je n’ai plus de bébés dans mon ventre, là ? Car franchement je me sens toujours en mode pachyderme des temps modernes échoué sur une plage (in-)hospitalière qui croit avec ferveur que les défenseurs de la planète vont venir le sauver.
Qu’est-ce qui m’a fait le plus mal ? Est-ce lorsque j’ai réintégré ma chambre, vide à mon départ ce matin et soudainement pleine de gens, de joie, de félicitations liés à l’accouchement d’une femme qui avait présentement son bébé dans son berceau, près d’elle ? Qu’il a fallu que je sois témoin d’un bonheur qui n’était pas le mien ? Elle, césarisée une heure avant moi, courait presque dans la chambre, en tous cas elle était sur pieds et se déplaçait convenablement. Moi, couchée, affalée, je n’avais plus de jambes, de pieds, d’orteils ; en tout cas je ne les sentais pas et pourquoi faire ? J’étais incapable du moindre mouvement.
Mardi 18h00 :
Quelques regards bienveillants juste pour moi. Enfin. J’y vois de l’amour, de la compassion, de la reconnaissance aussi. J’ai mis au monde vos petits-fils.
Mercredi matin :
Le ridicule ne tue pas. Heureusement sinon j’étais morte dans la matinée. Je vous laisse libre de décider de la situation la plus embarrassante : 1) lorsque l’on vous retire la sonde urinaire et que l’on vous demande solennellement devant témoins (et oui… toute la famille de la voisine est encore là) : ça va aller pour faire pipi ? Grhhhh. Non, ça va pas aller. En général, j’aime bien faire ça discrètement. Le verdict tombe rapidement : j’y arrive pas. 2) lorsque vous sentez l’approche imminente de l’acte et que là encore, vous êtes obligée d’envoyer un communiqué de presse afin de réunir les aide-soignantes officielles pour valider ledit acte, ce qui a pour conséquence d’ameuter toute la population présente. Au moins tout le monde sera au courant. Votre système rénal a repris du service.
Mercredi 14h00 :
Ah…marraine la bonne fée qui vient prendre de mes nouvelles ! Non non, s’il vous plaît, je n’en peux plus que tout le staff médical vienne m’appuyer sur le ventre histoire de vérifier qu’y a plus personne là-dedans (vous vous en doutez, ce n’est pas la réelle explication médicale de ce geste ), ça me fait trop mal. Et cette fois, elle m’écoute. Quoi ? Vous n’avez pas encore vus vos loulous ?
Mercredi 15h00 :
Entrent dans la pièce deux infirmières ? sage-femmes ? puéricultrices ? Que sais-je, mais avec tout le respect que j’éprouve envers le corps médical, à cet instant précis, je m’en fous. Elles poussent un berceau chauffant de néonatalogie plus communément appelé couveuse. Ils sont là. Je ne pourrais pas les prendre ni les toucher. Mais je les vois. Ils sont là. Enfin.
C’est ça qui m’a fait le plus mal. D’avoir attendu . 35 SA+5 Et encore attendu. 24H +5
Epilogue :
Dans la vraie vie, l’histoire est heureuse. Aujourd’hui, ils ont 6 mois et poussent comme des champignons. Mais quand même. Toujours ce sentiment de leur devoir ad vitam aeternam des heures, des jours, des semaines…
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